« Je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas… et « extase »… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger…
mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi. »
– C’était la première fois que tu avais été prise ainsi dans un mot?
– Je ne me souviens pas que cela soit arrivé avant. Mais combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment.
De la difficulté de dire l’expérience sensible.
Nathalie Sarraute, dans cette page magnifique de Enfance, où elle interroge les limites de l’autobiographie, exprime la difficulté de la langue à dire l’expérience première de la Beauté . La question est délicate et passionnante.Comment se rapprocher au plus intime de l’expérience vécue, par l’enfant qu’elle a été, pas encore consciente de toutes les finesses et subtilités de la langue pour dire les choses vécues par elle. Et les disant pour les faire advenir dans leur authenticité absolue. Les errements sont les preuves d’une appropriation hésitante du Verbe pour porter l’émotion qui fut la sienne. Le vocabulaire peine à dire la justesse de l’expérience de l’émerveillement, sans doute parce qu’à ce stade les mots manquent, déportés qu’ils sont au-dehors par la sensation pure. L’émerveillement s’ancre dans le conte – un conte d’Andersen- d’abord donc dans ce qui fait entrer dans un lieu imaginaire. Puis il se prolonge dans un mouvement d’ouverture au monde rendu visible à la petite fille par la voix de la conteuse, sa belle-mère. Le jardin paraît alors et avec lui le regard suit une ligne de crête. La fillette se fond dans les fleurs, la couleur des fleurs , le petit espalier en fleurs de sorte qu’elle devient et est le petit espalier, le rose des fleurs , les pétales eux-mêmes… Et que d’elle et du paysage , il n’existe plus de distinction visible.
Vers un passé originel et fondateur
L’impression est celle d’une délicieuse dissolution du Moi dans les éléments naturels qui composent l’espace clos du jardin du Luxembourg. Elle se laisse traverser par l’espace qui l’entoure, et dans le mouvement concentrique, initie l’expérience des insuffisances du langage à dire la quintessence de l’instant. Il s’agit de retenir le temps de l’enfance dans le mot juste qui pose l’acuité sensible de la petite fille intacte sur la page, malgré les années, mais la vie, malgré tout.
La vie tout simplement.
Les mots posés les uns après les autres tentent une approche progressive, faite d’écartements, de tensions, de déceptions et de réhabilitation des nuances qui attestent que la langue est vivante certes. Mais elle est incomplète à dire la sensation précise, le trouble sensible, le vertige de la contemplation dans laquelle le regard se perd. Il faut un petit mot sans emphase qui saisit l’élan de vie qui conduit l’enfant à s’abandonner à la vibration infinie du paysage. La phrase est suspendue par les points qui miment la progressivité d’une approche de la transcendance. C’est fait, ce sera « vie » . Quel mot dans sa simplicité peut en effet rendre plus sûrement l’extrême acuité sensible de l’enfant posé sur un banc dans le jardin du Luxembourg qui s’émerveille et se perd, se soustrait à la scène et s’y confond tout à la fois
L’émotion pure
J’aime ce passage et sa lecture m’émeut toujours autant. Sans doute en raison de l’enfance mais parce que le texte, dans une discrétion émouvante opère une parfaite réflexivité, de la petite fille à l’espalier en fleurs à la petite fille devenue espalier en fleurs.




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